Dans les œuvres d’Angela Bulloch, des objets et des images, de la lumière et du mouvement, de la couleur, du son et des textes communiquent entre eux, créant des espaces qui semblent réaliser le grand rêve moderniste de synchronisme des moyens d’expression, de synesthésie propre à traduire une forme de langage universel.
Les unités fondamentales des récents travaux de l’artiste sont les Pixel Boxes, qui incarnent bien cette fusion de la peinture, de la sculpture et du médium filmique. Chaque boîte, construite en bois et en plastique translucide, contient trois tubes fluo, un rouge, un bleu et un vert, qui peuvent générer une variété infinie de couleurs (16 millions, le même nombre que sur un écran d’ordinateur standard). Ces cubes individuels servent de base modulaire à l’artiste, qui les assemble en différentes configurations : des colonnes, des arrangements horizontaux et même des écrans de cinéma. L’installation Z-Point (2001) cumule quarante-huit cubes lumineux qui reprennent en boucle abstraite une scène du film d’Antonioni Zabriskie Point (1970), dans laquelle l’héroïne assiste à l’explosion d’une maison d’architecture moderne au beau milieu du désert.
Les références précises à l’histoire du cinéma (Blow up et Matrix, par exemple) sont courantes chez Angela Bulloch : elles se dissolvent cependant dans la pixellisation de l’image, et travaillent de pair avec d’autres codes. L’histoire de l’abstraction géométrique (Mondrian) rencontre l’art minimal (Donald Judd, Dan Flavin), l’optical art, la décoration psychédélique, l’esthétique Atari et les dancefloors des boîtes de nuit. Suivant leur mode d’installation, ces Pixel Boxes peuvent également s’interpréter comme des meubles, des lampes, des enceintes ou des écrans. Que racontent les Pixel Boxes ?
Elles questionnent tout d’abord la place du créateur : c’est la machine qui programme l’œuvre, et à l’instar de Jean Tinguely ou de Damien Hirst, Angela Bulloch a beaucoup pensé cette notion de production dans l’art, inventant au milieu des années 1990 plusieurs machines à dessiner ou à peindre qui se déclenchaient au passage des visiteurs (Betaville, 1996 ; Moving Pump action, 1994). Cette part d’interactivité, où la présence, les gestes du spectateur interfèrent avec l’œuvre et en font partie intégrante, se comprend aussi conceptuellement, car le travail d’Angela Bulloch implique tant de possibilités de lecture que le spectateur est le seul qui puisse relier ces hypothèses interprétatives. L’acte de réception est donc central ici.
L’artiste s’attache en permanence à aiguiser notre sens critique, notre capacité de distanciation et d’imagination : en ce sens, son travail assume une dimension sociopolitique, explorée par ailleurs plus directement dans ses Rules Series. Ces pièces de langage développées depuis 1993 égrènent une sélection d’instructions et d’extraits de manuels, allant de la méthode pour préparer le thé dans les règles de l’art aux principes à observer dans une loge de strip-tease. En arrachant cette prose à son contexte originel, Angela Bulloch stigmatise une nature humaine faite de lois et de règles, et une société pleine de ressources pour inventer des mécanismes de régulation, de contrôle et de sanction s’appliquant à tous les secteurs d’activité. Ce type de conditionnement – de l’être, de sa faculté de jugement – s’applique aussi au milieu de l’art, comme le suggèrent les dernières installations immersives d’Angela Bulloch. Poursuivant leur travail de sape des catégorisations esthétiques, celles-ci obligent instamment le spectateur à se demander : suis-je dans un musée, une discothèque ou un jeu vidéo ?
Portrait © Éva Prouteau – Revue 303 n° 106, “Estuaire, le paysage l’art et le fleuve”, 2009