Sous son apparente désinvolture, évoquant la tristesse ironique d’un sketch où Buster Keaton jouerait à l’apprenti sorcier, le travail de l’artiste suisse Roman Signer déploie une savante et sérieuse orchestration expérimentale, à partir d’un vocabulaire plastique délibérément élémentaire. Feu, eau, air sous toutes leurs formes dynamiques – volcan, geyser, vent, fusée, pétard, fontaine, rivière, ventilateur… – soumettent à leur puissance intrinsèque quantité d’objets du quotidien – table, chaise, ballon, bonnet, botte, parapluie, kayak, vélo… – que l’artiste combine et anime en leur donnant une seconde vie, ainsi qu’une inscription renouvelée dans le paysage.
Plus que des performances ou des actions, ses œuvres s’apparentent à des sculptures, ce que revendique l’artiste : « La tentative est en elle-même une sculpture. » Célèbre depuis plus de trente ans pour ses vidéos et ses photographies qui conservent la nécessaire trace de ces multiples sculptures faites d’explosions, de jaillissements, de chutes et d’effondrements, Roman Signer agit loin du public, filmé par une caméra tenue par sa femme, Aleksandra, ou par son comparse Peter Liechti, réalisateur du documentaire Signer ici.
Signer joue avec la puissance du feu en maniant des explosifs, comme dans Explosion (1982) où une ligne en feu de cent mètres manifeste sa prodigieuse verticalité éphémère dans le crépuscule d’une colline enneigée ; Cap with Rocket (1983) montre encore l’audacieux artiste retirant son bonnet par propulsion d’une fusée d’artifice. Il affronte l’insondable de l’eau en avançant le plus loin possible sur un lac gelé jusqu’à ce que la glace en se brisant provoque sa chute ; il teste ainsi à la fois ses propres limites et celles de l’élément fragile qu’il défie. Ailleurs, il jongle avec l’invisibilité de l’air en exploitant son incidence incertaine sur deux lancers simultanés de rubans d’étoffe rouge qui se croisent sur fond d’impressionnant geyser naturel. Le temps de mettre en lumière les modalités opératoires de ses « instants de sculpture », il crée une tension palpable dans le paysage naturel, à la fois visuelle et sonore, avec notamment la tente amplifiée d’où résonnent ses ronflements intempestifs dans le calme nocturne islandais.
Hors des paysages naturels, l’in situ de Roman Signer s’adapte aussi au white cube : Parapluie (2009), exposée au palais de Tokyo, est constituée d’un générateur d’électricité à très haute tension produisant un arc entre deux parapluies toutes les sept minutes.
Tels les protocoles scientifiques, l’art de Roman Signer se nourrit d’expériences réussies ou ratées. Qu’elles soient extraordinaires ou ridicules, celles-ci révèlent toujours une énergie utopique, divergente, libératoire d’un nouvel espace-temps au coeur d’un mouvement paradoxal. Elles rejoignent le goût de la catastrophe du land artist Walter De Maria et les principes de When Attitudes Become Form (commissaire Harald Szeemann, Kunsthalle, Berne, 1969), exposition fondatrice de la vocation artistique de Roman Signer.
De ses années d’études à l’Art Academy, dans la Pologne archaïque et austère des années 1970, Roman Signer aura su garder une fascination pour les espaces désaffectés et une mémoire toujours très vive pour la simplicité et la modestie des objets qu’il n’a cessé de mettre en scène depuis.
Portrait © Mai Tran – Revue 303 n° 106, “Estuaire, le paysage l’art et le fleuve”, 2009